Article de Lorraine Millot, correspondante de Libération à Washington (Libération du 21 juillet 2012, pages 8/9 du cahier central)

 

 » De nos jours, Washington se visite aussi en canard : les DC Ducks, des bateaux sur roues, qui partent d’Union Station, la gare centrale, et se dandinent sur le Mall avant de plonger pour une ronde sur les eaux du Potomac. Le visiteur qui débarque à Union Station – comme Mr Smith en 1939 dans le film de Frank Capra, Mr Smith Goes to Washington (Monsieur Smith au Sénat, en version française) -a le choix pour faire le tour des grands monuments à la gloire de la démocratie américaine. Comme Mr Smith, on peut aussi prendre un bus pour aller saluer Abraham Lincoln, immuable sur son trône de marbre blanc, enfourcher un vélo, s’aventurer sur un Segway (une planche à roulettes et guidon). L’offre de transports s’est diversifiée, mais la fascination reste toujours la même pour les visiteurs qui viennent ici par millions, découvrir une capitale tout à la fois vénérée, redoutée et haïe.

En 1939, Capra crève l’imposture : James Stewart, alias Mr Smith, découvre que ces pseudo-temples gréco-romains cachent des pratiques politiques abjectes où les votes s’achètent en cachette. Le jeune sénateur Smith, débarqué à Washington armé de sa seule expérience de chef scout, découvre peu à peu que cette brillante cité n’est qu’un repère de véreux, téléguidés par des hommes d’affaires. Sous le toupet virginal de Joseph Paine, l’autre sénateur de l’Etat, se révèle un pourri, aux ordres d’un party boss, qui contrôle aussi bien les hommes politiques que les journaux de leur région.

Outsider. Trois quarts de siècle plus tard, ce portrait de Washington reste pétrifiant d’actualité, rien n’a changé, sinon quelques détails : les sénateurs n’occupent plus un seul immeuble sur la colline du Capitole, mais trois. Chacun d’eux ne dispose plus d’une secrétaire, comme l’insolente Jean Arthur dans le film, mais de dizaines de collaborateurs. Les campagnes pour les élire ne se chiffrent plus en milliers mais en millions et dizaines de millions de dollars. «Aujourd’hui encore, nous avons beaucoup d’élus qui se considèrent comme Monsieur Smith, observe John Gizzi, correspondant de l’hebdo conservateur Human Events qui, depuis plus de trente ans, scrute et dépeint les va-et-vient au Congrès. Malheureusement, nous avons plus de Messieurs Paine que de Messieurs Smith.» Lors de sa campagne de 2008, Barack Obama s’est aussi présenté en nouveau Mr Smith, promettant de «nettoyer les eaux boueuses» de Washington. Visage encore relativement neuf dans la capitale, où il n’était sénateur que depuis 2005, comme beaucoup d’autres avant lui, il a joué cette carte de «l’outsider», qui fera de la politique «autrement»… La promesse a été si bien tenue que deux ans plus tard, c’est tout un contingent de Messieurs Smith que les républicains ont réussi à expédier au Congrès, sous l’étiquette du Tea Party, promettant à nouveau de «changer» et de «nettoyer» Washington.

Sans le ménage annoncé, on s’attend aux élections de novembre à une nouvelle fournée de sénateurs Paine, grâce aux «super comités» d’action politique qui financent sans limites les campagnes des hommes politiques. Les Paine d’aujourd’hui n’ont même plus besoin de se cacher. Tout est légal et documenté par le Center for Responsive Politics qui, sur son site, recense au dollar près les millions donnés par les entreprises, syndicats et autres gracieux sponsors.

«Le film montre une institution qui n’a pas beaucoup changé, observe Emmanuel Parisse, correspondant de l’Agence France Presse au Congrès. Dans les tribunes de presse, identiques à celles du film, on n’a toujours droit qu’à un bloc-notes et un stylo, les magnétophones sont interdits.»

Niché dans son palais néoclassique, le Sénat cultive encore ses airs de petit club d’élite, même si quelques détails ont changé. Depuis 1986, les caméras de C-Span, la chaîne parlementaire, y ont fait leur entrée. «Ça permet aux sénateurs de suivre les débats à la télé, depuis leurs bureaux, sans passer leur temps en séance, explique l’historien du Sénat, Donald Ritchie. On ne voit plus, comme dans le film, la salle toujours remplie de sénateurs.» Lors des séances ordinaires, seuls sont présents le président et… un sénateur, qui discourt et gesticule comme s’il haranguait une foule, alors qu’il ne parle qu’aux caméras.

Journalistes et élus ne se nourrissent plus seulement d’huîtres et de vin blanc, comme en 1939, mais plutôt de pizzas et sodas, note aussi le correspondant de l’AFP : «Le scénario de Mr Smith… ne paraît pas complètement irréaliste. L’argent levé par les candidats aux élections ne cesse de battre des records. Et les lobbyistes [qui ont accès libre aux bureaux des élus, ndlr] font à ce point partie des meubles qu’on a vu récemment l’un d’eux s’accréditer pour défendre le parti nazi. N’importe quelle cause peut sembler bonne à défendre ici.» Au Club de la presse de Washington, où Mr Smith était venu rosser quelques-uns des reporters, les correspondants relèvent d’autres nuances. «Les reporters accrédités à Washington sont loin de boire autant qu’on le montre dans le film, assure Gilbert Klein, ex-correspondant de journaux régionaux et ancien président du club, qui nous reçoit au bar, désert un vendredi à 16 heures. A cette heure-ci, vous y auriez vu trois rangées de reporters. Avec la disparition des journaux du soir, qui bouclaient à midi, ils travaillent tard et ne sont plus libres de boire l’après-midi.»

Adversaires. L’autre césure a été celle du Watergate (scandale des années 70, levé par les journalistes du Washington Post, qui a forcé Nixon à démissionner), explique Gilbert Klein : «Comme on le voit dans le film de Capra, les hommes politiques venaient souvent passer le temps ici, faire des concours d’orthographe avec les journalistes. Avec le Watergate, ils sont devenus des adversaires.»

Lors de la première du film à Washington, le 17 octobre 1939, sénateurs et journalistes n’avaient pas apprécié de se voir dépeints les uns en corrompus, les autres en hyènes assoiffées. Des élus avaient même quitté la projection. Dans une lettre à sa femme, Harry Truman en particulier, le futur président, s’indignait que l’on présente les sénateurs en «imbéciles» ou en «escrocs», tout en se consolant que les journalistes soient aussi montrés «sous leur vrai jour, alcoolisés». Elu avec le soutien du party boss du Missouri, Thomas Pendergast, Truman comprenait qu’il avait peut-être lui-même servi de modèle au personnage de l’affreux M. Paine, soupçonne l’historien du Sénat, Donald Ritchie.

Avec le temps, le film est pourtant devenu un classique très apprécié à Washington : «Quand nous l’avons montré aux Archives nationales en 2009, pour les 70 ans de sa sortie, personne n’a quitté la salle, s’amuse John Hanshaw, directeur du Washington Film Institute. Mr Smith est devenu le plus populaire des films sur Washington. Il capte bien les sentiments que les Américains éprouvent pour leur gouvernement, notamment l’idée que quelque chose ne tourne pas rond à Washington.» Monsieur Smith a même inspiré des remakes, de moindre envergure, avec, par exemple, un Eddie Murphy en version voyou du sénateur dans The Distinguished Gentleman.

En signe de ralliement, le Sénat a même accepté en 2004 le don d’un «bureau de Mr Smith», une réplique conçue pour le décor du film, tourné en studio à Hollywood. «Pour nous, ce bureau est une façon amusante d’éveiller l’attention du public et de faire le lien avec la culture populaire», explique Melinda Smith, conservatrice au Sénat.

Croisé. Axé sur le mythe du bon justicier qui peut rectifier un système notoirement pourri, le film n’a-t’il pas fait quelques dégâts durables ? «D’une certaine façon, on peut même dire que le point de vue du film est fasciste, relève Bill Henry, critique et enseignant d’un cours sur «Washington à travers le cinéma», qui démarre toujours par Monsieur Smith. Il montre comment un seul noble croisé, convaincu d’avoir raison envers et contre tous les autres, peut imposer son point de vue à tous les autres représentants du peuple. L’idée est profondément populiste et antidémocratique.» Les sénateurs de 1939 avaient certainement tort de s’énerver à la sortie du film : en montrant James Stewart confit d’admiration devant les temples de la démocratie américaine, Mr Smith goes… a finalement très bien servi le mythe de cette capitale. Que rien jusqu’à ce jour ne semble pouvoir écorner, pas même des visites en canards sur le Mall. « 



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